CHAPITRE X

 

Après avoir rapidement lévité au long des escaliers du sous-sol et de l’étage pour atterrir finalement sur la pelouse, Alona ne s’attarda pas à contempler le bucolique paysage baigné de clarté lunaire. Les trois hommes du laboratoire ne demeureraient pas longtemps paralysés de surprise et ne manqueraient pas de se précipiter à sa poursuite. Mais ils arriveraient trop tard. Le module de liaison était là, tout près, flottant à quelques décimètres du sol juste derrière la villa et pratiquement invisible pour tout autre qu’elle grâce à son revêtement réfractant. Elle l’atteignit en un instant, sauta à bord. Le panneau d’accès se referma et aussitôt l’engin décolla, fonça vertigineusement vers le zénith, dépassant en quelques secondes les plus hautes crêtes qui semblaient basculer et s’écraser en bas pour se fondre dans l’horizon circulaire qui allait en se rétrécissant. Le pilote se tourna vers elle avec un sourire plein d’amicale tendresse.

—      Heureux de te revoir, Alona.

—      Salut, Yill. Merci de m’avoir attendue mais ce n’était pas nécessaire, il suffisait de me laisser le petit module en attente dans le parc.

—      J’ai préféré rester moi-même aux commandes pour surveiller le bon déroulement des séquences programmées suivant tes indications, notamment les coupures d'isolement de l’objectif. Je ne te demande pas si tout s’est bien passé puisque nous te suivions mentalement.

—      Très bien, en effet. Les autres ont déjà regagné la nef?

—      Toute l’équipe t’attend. Il y a une décision à prendre, n’est-ce pas ?

—      Oui...

Les quatre millions de tonnes de l’immense vaisseau galactique étaient suspendues en position stationnaire à quatre-vingt mille kilomètres d’altitude au-dessus de la planète ; il ne fallut que dix-sept minutes au module pour recouper l’orbite et venir s’encastrer dans son logement. Suivie de son camarade, la jeune femme longea les coursives, pénétra dans la salle centrale où les trente participants du voyage étaient réunis pour l’accueillir. Tous et toutes l’entourèrent, l’embrassèrent chaleureusement et les minutes qui suivirent furent entièrement consacrées à la joie du retour bien qu’au fond Alona ne les avait quittés que depuis une douzaine de jours standard et que le lien qui les rattachait n’eût jamais été rompu. Mais bientôt tout se calma, il était temps de passer aux choses sérieuses. Les Wadhiens s’assirent de façon à former un demi-cercle, la jeune femme demeura debout au centre adossée à la cloison.

—      Je ne vais pas vous retracer mon voyage, commença-t-elle, vous le connaissez dans son ensemble. Mon intégration à cette race planétaire a été peut-être un peu moins facile que celle de mes prédécesseurs puisque cette civilisation avait perfectionné les contrôles policiers. Je n’ai pas eu trop de peine néanmoins à la réussir. A partir de là, la chance a remarquablement joué en ma faveur puisque j’ai presque aussitôt trouvé un fil conducteur susceptible de me mener vers une connaissance réelle du stade auquel ils étaient parvenus. Comme d’habitude chez eux, le véritable progrès scientifique n’est révélé au public qu’après un long délai, ce sont d’abord les militaires qui s’en emparent dans le but de perfectionner leur armement, la quasi-totalité du budget de la recherche dépend d’ailleurs d’eux et aucun gouvernement, bien qu’ils se prétendent tous populaires ou démocratiques n’oserait s’opposer à leur dictature. Si donc je voulais trouver des éléments positifs me permettant de faire un rapport circonstancié, c’était chez eux que je devais chercher, plus précisément je devais m’intéresser à ce qui les intéressait eux-mêmes. C’est là que la chance dont je vous parlais a joué en m’offrant l’occasion de pénétrer dans l’un de leurs services secrets d’espionnage. J’ai connu de cette façon leur objectif primordial : la possession des travaux d’un savant physicien qui, chez nous, serait simplement un bon élève de cours primaire mais qui, sur cette planète, est un vrai génie. Je me suis efforcée de le rejoindre la première en éliminant la concurrence. Vous m’y avez aidée d’abord en neutralisant l’équipage du bateau de guerre lancé à ma poursuite puis, dans les derniers moments, en me facilitant l’entrée de son refuge. Là, j’ai appris ce que nous voulions savoir. Je pressentais qu’il s’agissait bien de cela, j’en étais de plus en plus certaine au fur et à mesure que je me rapprochais du but, mais nous pensions qu’il s’écoulerait encore beaucoup de temps avant qu’ils soient capables d’une telle conception, avant qu’un mathématicien fasse table rase de tous les principes admis et fasse éclater la barrière.

—      L’hyperespace ? interrogea une jeune femme assise près de Yill.

—      Oui, Deryô. Et pas seulement en théorie. La première réalisation expérimentale a déjà eu lieu. J’y ai assisté dans le laboratoire où j’étais il y a moins de deux heures : le transfert hyperspatial d’un objet entre deux points. Le seuil est réellement franchi, et à partir de là tout ira très vite.

—      Tu n’as pas tué cet homme et détruit ses documents? fit une autre voix.

—      A quoi bon? Il l’a reconnu lui-même : toute idée nouvelle est une force qui, lorsque le moment est venu pour elle de prendre corps, se matérialise simultanément un peu partout. Esder a été le premier, d’autres ailleurs poursuivent les mêmes travaux et vont arriver au même but. Dans six mois, dans un an... Cette civilisation est en train de passer du plan planétaire au plan galactique. Elle a ouvert la porte des continuums.

—      Quelle est ta conclusion ? questionna Yill d’une voix soudain assourdie.

—      Il n’y en a qu’une. La race qui occupe ce monde est mauvaise. Tous les rapports précédents l’ont démontré ; les éléments de base de son psychisme sont la peur et la haine. Chacun de ses membres ne rêve que domination par la violence, par le meurtre, par la guerre. Les forts écrasent les faibles jusqu’à ce qu’un plus fort les écrase à leur tour. Les puissants réduisent les peuples à l’esclavage, leur histoire tout entière est faite de ruines, de souffrance et de sang. Même l’amour n’est qu’un désir de possession égoïste. L’amitié est à sens unique : « Donne-moi ce que tu as, je te rejetterai lorsque tu ne me serviras plus à rien. » La religion, car ils se prétendent religieux, n’est qu’une raison de plus pour haïr : « Tu n’as pas le même dieu que moi ou la même idéologie, donc tu dois mourir et de préférence dans les pires tortures... » Égoïsme, haine, désir effréné de conquête... Même les savants, qui pourtant devraient être au-dessus de la mêlée, sont pareils. L’un d’eux me disait que leur nouvelle découverte leur permettrait de « conquérir » d’autres planètes, de les occuper, de les soumettre, d’en faire leur territoire. Dois-je rappeler que la nôtre est la plus proche, à moins de quatre années-lumière seulement ? Je sais bien que si leurs vaisseaux paraissaient dans notre ciel nous les désintégrerions facilement, mais faut-il en arriver là ? Faut-il que la guerre, cette inhumaine horreur qui n’a jamais existé dans notre monde ni dans tous ceux que nous connaissons dans la Galaxie, parvienne jusqu’à nous et risque de nous affecter ? Sahnt, toi qui es médecin, que fais-tu lorsque tu te trouves en présence d’un abcès prêt à diffuser sa purulence dans tout l’organisme et à l’infecter ?

—      Je l’excise. C’est un germe de mort.

—      Cette planète aussi. Du reste elle est elle-même agonisante bien qu’elle se refuse à en prendre conscience. Elle est en train de se suicider. Notre bistouri ne fera que hâter un destin inéluctable. Ce qui compte, c’est qu’il se produise avant que le microbe n’ait eu le temps d’essaimer et d’envahir notre univers.

—      Une barrière sanitaire? hasarda Deryô. Enkyster l’abcès ?

—      Le foyer demeurera, répliqua Sahnt. Aucun kyste n’est réellement imperméable aux toxines. En outre, cela reviendrait à encercler la planète avec des vaisseaux armés, donc à entrer nous-mêmes dans cet esprit de guerre que notre éthique se refuse à admettre. Je suis en plein accord avec Alona.

Il n’y eut presque pas de discussion. Comme la voyageuse l’avait dit, il n’y avait qu’une seule conclusion et elle recueillit très vite l’unanimité des suffrages. Tous ceux qui étaient rassemblés dans le grand vaisseau avaient voix prépondérante au Conseil Suprême de Wadh, y compris Alona. Dès l’instant où leur décision était unanime, elle était également sans appel. Trois d’entre eux se levèrent, gagnèrent une autre section de la nef, s’installèrent devant un pupitre de commandes.

Les projecteurs qui furent activés étaient ceux qui avaient déjà servi lorsque le contre-torpilleur d’Alméria était sur le point de rejoindre le Shiram, seulement cette fois la puissance mise en jeu était infiniment plus grande et le faisceau, au lieu d’être aussi étroit et directionnel que celui d’un laser, était élargi aux dimensions du globe qui se dessinait sur les écrans. Les radiations émises n’étaient ni thermiques ni radioactives ni désintégrantes, uniquement neurolytiques. Elles bloquaient définitivement le système nerveux central de tout être humain se trouvant dans leur champ d’action et aucun écran, fût-il épais comme une montagne, ne pouvait les arrêter. La nef mit quarante minutes pour compléter son orbite et revenir à son point de départ. Le balayage intégral était terminé et, quand le vaisseau s’enfonça dans l’hyperespace, la planète inchangée continua sa course aveugle dans la nuit. Mais elle n’emportait plus qu’un gigantesque charnier, quatre milliards de cadavres qui allaient se dessécher et retourner à la poussière. L’exérèse de l’infection focale était achevée, la Galaxie était sauvée...

***

—      Alona, ma chérie ! Que je suis contente de te revoir ! Tu as fait un beau voyage ?

—      Tout à fait passionnant, ma jolie Frawl. Une promenade que je n’aurai malheureusement jamais l’occasion de recommencer.

—      Oui, je sais... Tu en as quand même rapporté un souvenir?

—      Naturellement tu en as entendu parler!... Et tu voudrais bien le voir?...

—      Oh ! oui, chérie ! Ça ne t’ennuie pas ?

—      Bien sûr que non. Viens.

Les deux jeunes femmes quittèrent discrètement le grand hall plein de musiques, de lumières et de joyeuse animation, traversèrent la terrasse sous le ciel d’émeraude où scintillaient les premières étoiles dans le soir qui tombait sur Wadh. La maison d’Alona n’était pas loin. Quelques centaines de mètres à peine et juste sur le bord du lac. Il était inutile de prendre un glisseur et il faisait si bon marcher entre les haies fleuries. A leur entrée dans la pièce de séjour, Kerno quitta le divan sur lequel il était assis, s’avança de deux pas, se tint debout, immobile en face d’elle.

—      Bonsoir, mon amour, fit gaiement Alona. Tu ne t’es pas ennuyé de moi ?

—      M’ennuyer? Pourquoi ? Qu’est-ce que cela veut dire ?

—      C’était une façon de parler. Je te présente mon amie Frawl. Elle est très jolie, n’est-ce pas ?

—      Elle est très jolie.

—      Je pense qu’elle te trouvera beau, toi aussi. Déshabille-toi.

Il obéit immédiatement, libérant la fermeture magnétique de sa tunique bleue qui glissa sur le tapis. Toujours debout sans bouger, il demeura sur place, indifférent au regard qui détaillait son anatomie d’athlète bronzé.

—      C’est vraiment un très beau spécimen d’Extrawadhien ! s’exclama la jeune femme, et je comprends que tu aies tenu à le conserver. Que sait-il faire ?

—      Uniquement l’amour, mais d’une façon réellement exceptionnelle. Cette race était particulièrement douée sous ce rapport. Pour être plus précise, corrigea-t-elle, Kerno l’est en tout cas. Mon séjour là-bas a été si court que je n’ai pas eu l’occasion d’en essayer d’autres et je n’en ai même pas eu envie.

—      Ça doit être vraiment quelque chose ! II n’y a pas de danger?

—      Absolument aucun. Tout d’abord son cerveau a été soigneusement nettoyé et vidé de tout ce qui pouvait être nocif. On ne lui a laissé que les facultés motrices et sensorielles et bien sûr toute l’activité sexuelle, mais on l’a naturellement rendu stérile pour éviter le risque de transmission de gènes au cours d’une éventuelle reproduction. C’est en tout point le robot idéal, capable de procurer à la demande des jouissances voluptueuses d’autant plus intenses qu’il les partage entièrement. Il est presque infatigable, tu verras que tu demanderas grâce.

—      C’est vrai ? Tu me le prêtes?

—      Tout de suite si tu veux et à condition que tu ne me l’emportes pas. D’ailleurs il refuserait de te suivre, il sait qu’il est à moi. Kerno, ajouta-t-elle en se tournant vers lui, je t’ordonne de faire l’amour avec Frawl et tâche qu’elle soit contente. Conserve quand même un peu de forces pour moi quand je rentrerai...

—      Je suis prêt à t’obéir, mon amour.

Déjà il s’était avancé vers la jeune femme et, avec des gestes lents, commençait à la dévêtir.

—      Amusez-vous bien, conclut Alona en refermant la porte derrière elle.

D’un pas léger, elle reprit le chemin en direction du grand bâtiment illuminé où se poursuivait la fête et ce fut à peine si, pendant une seconde, elle leva les yeux vers le ciel pour y reconnaître fugitivement une étincelle brillante

—      un astre qui se nommait Sol et autour duquel gravitait la planète morte qui avait voulu faire un pas de trop vers les étoiles...

FIN